Il y a cent ans, le 8 avril 1901, naissait Jean Prouvé, fils du peintre Victor Prouvé et filleul d’Émile Gallé, tous deux fondateurs de l’École de Nancy.
C’est Prouvé !
«Je pense que ça a été la grande chance de ma vie, une chance oui, de devenir très vite un ouvrier et un ouvrier du bâtiment », affirmait Jean Prouvé. Ce forgeron devenu constructeur a martelé toute sa vie son amour pour le métal et la modernité, qu’elle fût sociale, industrielle ou architecturale.
Une méchante maladie contraint Jean à arrêter ses études. C’est comme ça. Lui qui voulait devenir ingénieur n’aura même pas son certif’ . Nous sommes en 1917. Bientôt trois ans que l’horrible guerre a éclaté…
Il y a aussi le manque d’argent dans la famille. Mais ces dramatiques circonstances ont paradoxalement pour Jean leur aspect positif: sans elles, il ne serait jamais entré en apprentissage. Et comment ne pas être le plus heureux des gamins de seize ans lorsque, tout d’un coup, on se retrouve apprenti ? Et pas n’importe quel apprenti. Apprenti forgeron.
Le feu sacré
Un tablier de cuir, un marteau, une enclume et un bon maître, Émile Robert, « une sorte de mystique », qui vous apprend le métier. Rien de tel pour inciter un gaillard tel que Jean à marteler comme un damné, douze heures par jour. Et à aimer ça au point de, rapidement, devenir le meilleur de l’atelier.
Deux ans ici, à Enghien‑les‑Bains (95), deux ans là, à Paris, chez un autre maître, Szabo, « une force de la nature », encore deux ans de service militaire, puis il est temps de retourner à Nancy.
Car tout est parti de là: son installation à Paris, avec sa famille, pour fuir la guerre, mais aussi son goût pour les activités manuelles, sa haute idée du métier d’ouvrier, son ouverture à l’art, sa sensibilité au progrès, sa passion pour la création.
Peintre, sculpteur, graveur, photographe, Victor Prouvé, le père de Jean, figure parmi les fondateurs de ce que l’on a appelé « l’École de Nancy ». L’enfance de Jean a été bercée par le chœur de ce cénacle d’artistes, d’industriels et d’artisans, « socialistes avant l’heure », convaincus des bienfaits de la production industrielle pour le plus grand nombre, habités par l’idée que « tout objet [doit] être un objet de qualité, que toute architecture [doit] être de son époque ».
Comme eux, Jean pense que « l’homme est sur terre pour créer ». Pas pour répéter, ni pour se répéter. Alors, ce garçon sérieux qui, prétend-on, ne court pas les filles, se lance. En 1923, il répond à une première commande officielle, la porte du monument aux morts de Remiremont (88), et crée soit propre atelier en l924.
Se forger une réputation
Balcons, grilles, rampes, lampadaires, meubles: le travail ne manque pas à la forge et, très vite, Jean se retrouve à la tête d’une quinzaine de compagnons, forgerons, serruriers, ferronniers d’art. Bientôt, au début des années 30, ils seront plus d’une cinquantaine,
Entre-temps, Jean s’est fait connaître. Ses réalisations ont été remarquées. Saluées. Et puis au culot, il est allé se présenter à ceux comptent dans l’architecture de l’époque Mallet-Stevens, Le Corbusier… des rencontres qui débouchent bientôt sur des commandes et une longue amitié avec Le Corbusier.
Plus Jean progresse dans son travail, dans son art, plus il se sent une âme de constructeur. Il est aidé dans son cheminement par l’arrivée sur le marché de nouveaux matériaux minces, aluminium et aciers inoxydables qu’il ne peut s’empêcher de tâter un peu. Toujours féru de progrès. il ne laisse passer une occasion de s’équiper des machines les plus perfectionnées et d’explorer les territoires qu’elles lui offrent, Ses acquisitions d’outils « le font passer, écrit Jean-Marc Weill, dans Prouvé à Paris (éd. Picard), des techniques de soudure au feu de forge à la découverte de la soudure électrique accompagnant le travail de la tôle pliée ».
Tandis qu’il multiplie les portes. 1es cloisons amovibles, les cabines d’ascenseur et, parmi tant d’autres objets, les meubles métalliques, tandis qu’il glisse d’une production industrielle artisanale, vers une production industrielle standardisée, tandis qu’il collabore avec Tom Garnier, le grand architecte lyonnais, Jean poursuit des recherches qui le mènent à mettre au point une idée révolutionnaire pour le bâtiment.
Une volonté d’acier
« Notre premier mur-rideau, pour la gare Citroën, c’était en 1929. » Si ce garage, rue Marboeuf, a depuis été modifié, le mur-rideau demeure associé à Jean Prouvé, particulièrement à travers la Maison du peuple de Clichy (faisant actuellement l’objet d’une restauration) qu’il met en chantier en 1937.
« J’ai imaginé [ … ] une nouvelle façon de faire l’architecture, une nouvelle façon de mettre en oeuvre des matériaux. Alors qu’on ne construisait que des immeubles dont les murs étaient porteurs, j’ai imaginé des immeubles structurés différemment. Ils comportaient une structure en métal ou en béton ‑ comme un être humain comporte un squelette ‑ auquel il fallait ajouter le complément logique d’un squelette: l’enveloppe. L’idée était donc de l’envelopper d’une façade légère. [ … 1 Comme nous l’accrochions aux dalles de plancher, nous avons assimilé ça à un rideau et nous l’avons appelé « mur-rideau. »
Façade du siège du PCF, Paris 19è, 1971,0. Nierneyer, P. Chemetov et J. Deroche architectes. |
Derrière cette apparente simplicité, se cachent de minutieuses recherches, notamment sur les qualités physiques et les problèmes d’isolation thermique.
Depuis, les murs-rideaux ont fait bien des petits, pas toujours à bon escient selon Jean qui ne supporte pas l’usage souvent purement décoratif de cet élément architectural dont, par ailleurs, il ne revendique pas la paternité. Comment en effet dissocier cet élément du tout qui le justifie?
La loi des séries
Concevant des structures et des enveloppes d’acier, le forgeron est devenu bâtisseur. Convaincu que « l’habitation doit être un objet de consommation comme un autre, destructible, déplaçable, amortissable en deux générations », il travaille à l’industrialisation de la construction et, plus particulièrement, aux maisons préfabriquées en métal.
Ainsi, juste avant-guerre, il réalise des baraquements militaires pour l’armée française.
Durant le conflit, il s’emploie à soigneusement éviter de collaborer avec l’occupant et à fabriquer, pour les Nancéens, des fourneaux « qui brûlaient n’importe quelle saloperie et qui chauffaient ».
La Libération le voit devenir brièvement maire de Nancy et, surtout, relancer dare-dare ses ateliers. C’est qu’il faut reconstruire le pays et, dans ce contexte, des maisons économiques, pouvant être construites facilement, rapidement et à grande échelle, répondent exactement aux besoins… à défaut de satisfaire aux canons architecturaux classiques.
L’heure n’étant pas à la critique esthétique mais au relogement, Jean se lance dans la réalisation de 1200 maisons préfabriquées en métal de 6 m x 6 m. Puis, toujours selon le même principe de simplicité faisant que « le boulon est un accessoire à proscrire », il développe des projets d’habitation nomade et répond à l’appel de l’abbé Pierre en proposant la «Maison des jours meilleurs ».
La dure loi de l’acier
Mais hélas, à dire vrai, les jours de Jean sont loin d’être les meilleurs. Artisan croyant aux vertus immenses de l’industrialisation, il rencontre tout le vice de celle-ci.
Patron d’un style tout à fait particulier, créant des congés payés dès avant le Front populaire, pratiquant une sorte d’autogestion au sein de son entreprise, il découvre une autre approche du capital lorsque l’Aluminium Français prend le contrôle de sa société. Non seulement Jean ne supporte pas leurs méthodes sociales, mais en plus, leur seul souci étant d’écouler des tonnes d’aluminium et de dégager le plus de profit, ils font de cet élément constructif un élément décoratif: « C’était n’importe quoi. » En tout cas, c’était trop pour Jean qui claque la porte de son usine et n’y remettra jamais les pieds: « Sachez que je suis mort en 1952. »
En fait, il ne s’éteindra qu’en 1984, continuant de bureau d’études en bureau d’études à tenter de faire vivre sa flamme. Loin de demeurer inactif, il collabore à des dizaines et des dizaines de réalisations parmi lesquelles on peut citer si ce n’est les plus emblématiques, du moins les plus connues: le mur-rideau du siège du PCF, place du Colonel-Fabien à Paris, les parapluies du Forum des Halles, la structure métallique de Bercy…
Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (« j’ai toujours eu en entrant dans l’amphithéâtre un pincement de trouille »), distingué en étant désigné pour présider le jury du concours Beaubourg, assumant le choix architectural du futur centre Georges Pompidou (« même si je n’en ai pas dormi pendant trois mois »), l’homme n’en est pas pour autant comblé. Il réaffirme: « Je n’ai eu aucune période heureuse depuis que j’ai perdu mes ateliers. »
Ce qui le taraude ? Se trouver coupé de la production. Dessiner sans réaliser lui‑même. Ne plus fabriquer les objets de ses mains…
Jean Prouvé n’était pas tant tenu pas l’acier que par le « faire ».
Renaud Alberny
Jean Prouvé dans le texte :
« J’ai souvent parlé d’architecture à l’endroit car, pour moi, beaucoup font de l’architecture à l’envers. »
« Pour moi, l’architecture vient de l’intérieur, l’extérieur n’est qu’un aboutissement, qu’une découverte. »
« Un architecte doit être un ethnologue et un sociologue avant tout. »
« Je n’aime pas que l’on dise que je suis l’inventeur du mur-rideau car, ce faisant, on dissocie cette façade de l’ensemble construit. Or, c’est un tout »
« Un précepte hindou me frappe depuis longtemps[…] si ce n’est pas compris, inutile d’expliquer »
« L’Académie, l’Institut, l’école des beaux-arts sont, pour moi, les trois organismes responsables de la destruction de l’architecture »
« M. Jean Prouvé représente d’une manière singulièrement éloquente le type de « constructeur » -échelon social- qui n’est pas encore accepté par la loi mais qui est réclamé par l’époque que nous vivons. Je veux dire par là que Jean Prouvé est indissolublement architecte et ingénieur. A vrai dire, architecte et constructeur, car tout ce qu’il touche et conçoit prend immédiatement une élégante forme plastique tout en réalisant brillamment les solutions de résistance et de mise en fabrication. »
Le Corbusier (1955)
Sources:
- Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, éditions du Linteau, 2001
- Jean Prouvé et Paris, sous la direction de Laurence Allégret et Valérie Vaudou, éditions Picard, 2001 (cet ouvrage est le catalogue de l’exposition organisée au Pavillon de l’Arsenal)
- www.jean‑prouve.net